Déjà fort avancé en âge, Yves de Lessines décide de se confier dans un grand poème énigmatique, auquel il travaille dans sa cellule la nuit à la lueur d'une bougie, ainsi qu'il l'écrit dès le premier quatrain de son texte :
I.1
Estant assis de nuit secrète estude
Seul reposé sur la selle d'aerain
Flambe exigue sortant de solitude
Fait proférer qui n'est à croire vain.
Il en ressortira une oeuvre de 4.000 vers répartis en 10 centuries ; chaque centurie est composée de 100 quatrains ; chaque vers est décasyllabique et césuré en quatre et six pieds ; dans chaque quatrain, les rimes des vers sont croisées.
Yves de Lessines, c’est le nom que cet homme solitaire dans sa cellule monacale avait choisi, d'après le lieu de sa naissance, lorsqu'il avait été désigné comme quinzième abbé du Monastère de Sainte Marie de Cambron, conformément à un usage suivi par ses prédécesseurs. Derrière cette identité ecclésiastique et fonctionnelle se cache Yvain Desprez ou Despretz ou Despres ou des Prets ou des Prés, ou encore, en latin, Ivo de Pratis.
Son père, Jehan, nommé Despretz dans les documents rédigés en picard et de Pratis dans les actes écrits en latin, est un noble hennuyer originaire de Quiévrain; il exerce les fonctions de châtelain de Lessines et de Flobecq, où il gère les intérêts du seigneur de cette terre, un noble flamand de tout premier rang, Jehan d'Audenarde, Baron de Pamèle, Vassal du Comte de Flandre, et Pair du Comté de Flandre, comme son père, Arnould d'Audenarde; ce sont les fondateurs de l'Hôpital Notre-Dame de Lessines, à l'intervention de la veuve de ce dernier, Alix du Rosoit.
C’est seulement après le décès de son père qu'Yvain Despretz entre comme moine à l'abbaye cistercienne de Cambron. S'il se fait moine à l'âge mur, c'est apparemment pour échapper au mariage auquel sa famille voulait à toutes fins contraindre ce célibataire endurci, ainsi qu'il ressort explicitement des textes contemporains. C’est qu’en effet, il était le seul descendant masculin de son père, qui aurait dû se faire un devoir d’en perpétuer le nom et les titres, mais aussi d’en recueillir le patrimoine. Ainsi prononce-t-il ses voeux le 22 juillet 1284, le jour de la Fête de Sainte Marie Madeleine, c'est-à-dire à cette époque, le jour de « la fête des putains » ...
Dès le deuxième quatrain de son poème, Yves de Lessines se désigne comme l'auteur du poème, à la manière médiévale, bien entendu : au moyen d'une méthode allusive, à la fois de manière phonétique et par l'utilisation d'un anagramme.
I.2
La verge en main mise au milieu de Branches
De l'onde il mouille et le limbe et le pied
Un peur & voix fremissent par les manches
Splendeur divine le divin pres sassied.
Le « divin pres », c'est « Yvain Despretz ». Cette disposition des mots, qui nécessite à la fois une lecture à rebours et une vocalisation du texte, est classique dans les oeuvres médiavales, notamment pour désigner l'auteur d'un écrit.
Au sens figuré, la verge est un terme par lequel on désignait l’anneau que portaient au doigt les abbés et les prieurs. Sur le plan technique, un anneau métallique est constitué par une verge qui est courbée pour former un cercle. Aussi les deux termes pouvaient-ils être équivalents. Au sens propre, une verge n'est rien d'autre qu'une longue baguette flexible, qui peut être utilisée pour infliger un châtiment corporel. Etre sous la verge de quelqu'un, c'est être soumis à son autorité. Ainsi, le mot évoque la verge de discipline, qui est l’attribut symbolique d’une autorité ou d'une fonction. Les premiers empereurs germaniques procédaient à l'investiture des évêques et des abbés par l'anneau et par la verge, ou encore par le bâton ou par la crosse, sur le modèle de l'investiture d'un fief dans le chef d'un vassal qui avait rendu l'hommage et prêté le serment d'usage à son suzerain, selon les usages du droit féodal. Suite à la querelle des investitures, le pape s'est réservé le droit de procéder de cette manière : la verge, le bâton ou la crosse étaient le symbole de la fonction pastorale exercée par les évêques et les abbés, tandis que l'anneau était l'emblème de l'union spirituelle contractée par les ecclésiastiques, à l'instar de l'anneau de mariage. Dans un contexte spirituel, l'utilisation du mot n’est pas étrangère à un certain symbolisme biblique, à propos de la verge de commandement qui a été remise à Moïse par Dieu et qui était dotée de pouvoirs miraculeux, de sorte qu'elle a pu faire surgir une source d'un rocher, ou à la verge desséchée d'Aaron, qui a été enlevée du Temple de Jérusalem, qui a reverdi et qui a porté les fleurs de l'amandier, qui évoque le renouvellement de l'alliance.
Cambron est une abbaye cistercienne ; à l’époque médiévale, on ne disait guère les Cisterciens, mais on parlait volontiers de l’Ordre des Cistiels, c’est-à-dire très littéralement : de l’Ordre des Roseaux, qu’on désigne de nos jours par l’Ordre de Cîteaux. En plus, avec son réseau original d’abbayes-mères, d’abbayes-filles, petites-filles, arrière-petites-filles, l’organigramme de l’Ordre cistercien prenait la figure de la ramée d’un arbre ; les Cisterciens eux-mêmes représentaient et symbolisaient leur Ordre par le dessin d'un arbre. Voilà pour les « Branches », avec une majuscule pour signifier : pas n’importe lesquelles.
La verge en main mise au milieu de Branches désigne assurément un abbé ou un prieur cistercien.
Sur le blason de l'Abbaye de Cambron, six poissons nagent de part et d’autre d’un arbre planté et en feuilles. De l’eau mouille le limbe, c’est-à-dire le bord de l’écu, en langage héraldique, le pied et le tronc de l’arbre. C’est encore plus évident quand on sait qu’en ancien français, le mot « pied » désignait souvent aussi le tronc d’un arbre. Ainsi notre code pénal a-t-il conservé l’incrimination de destruction de « pieds corniers », en raison de leur importance, puisqu’il s’agit d’arbres remarquables servant à délimiter des propriétés, à l’instar de bornes.
Dès lors, le deuxième vers désigne l’Abbaye de Cambron en langage héraldique, exactement de la manière d'un héraut d’armes dans un tournoi ; vu les origines nobles d’Yves de Lessines, une telle formulation paraissait naturelle.
L’homme qui déploie un tel génie dans le maniement des mots et se montre capable de telles acrobaties verbales a droit à notre admiration et à notre respect. Toute la force des Centuries s’illustre déjà dans ces quelques mots : il y a ce qui doit être vu et ce qui est caché.
Prieur de l'abbaye de Cambron à partir de 1315, il ne sera élu abbé qu'en 1328, alors qu’il était déjà fort avancé en âge, comme l’indiquent les Centuries.
La période la plus glorieuse de ses activités correspond avec l’affaire de la profanation d'une image de Notre-Dame suivi du très célèbre miracle, survenue dans l'abbaye en 1322 ; s'ensuivit la punition de l'auteur de ce sacrilège, Guillaume le Juif, suite à un duel judicaire provoqué par un habitant d’Estinnes auquel Notre-Dame était apparue en songe : Jehan Flamens ou le Febvre.
De cette affaire, il résulta l’instauration d’un culte particulier à Notre-Dame de Cambron, dispensateur de nouveaux revenus pour les moines, en raison de l'importance des dons qui commençaient à affluer et du pèlerinage qui commençait se développer à partir de 1329, à la faveur des indulgences que l’abbaye pouvait accorder à quiconque s’y rendrait pieusement pour le pardon de ses péchés. Moyennant quelques exagérations dans l’esprit du temps, cette histoire fit toute la réputation du monastère à partir de cette époque. La bulle papale concédée par Jean II à la demande expresse du Roi de France, Charles IV, fut remise par son successeur, Philippe IV de Valois, en mains propres d’Yves de Lessines, en sa qualité de nouvel abbé.
Confirmés par les archives du Royaume de France, ces faits ne sont-ils pas évoqués dans les Centuries à travers le quatrain suivant ?
III.14
Par le rameau du vaillant personage
De France infime : par le pere infelice
Honneurs richesses trauail en son viel aage
Pour auoir creu le conseil d’homme nice.
Yves de Lessines avait lui-même tracé les plans de la chapelle élevée en l’honneur de Notre-Dame de Cambron suite à ces événements ; il avait même pu voir s’élever l’édifice, disent les chroniques de l’abbaye, pour lequel son prédécesseur, Nicolas Delhove, n’avait pu que rassembler quelques matériaux ; il s’agissait d’un véritable joyaux gothique, dont la construction fut possible grâce à l’enthousiasme suscité par le récit miraculeux : une véritable fièvre de rivalité en générosité s’était emparée des souverains et des grands feudataires européens, de sorte que le total des donations mis à la disposition du maître d’œuvre et de l’architecte fut énorme. N’était-ce pas à cause de la dureté de l’époque ?
Toutefois, cette période voit aussi s'accumuler les malheurs du temps, notamment les épidémies et les famines qui résultent d'une dégradation catastrophique des circonstances climatiques dans les années qui suivirent l'interdiction de l'Ordre du Temple, et qui ne furent sans doute pas étrangers à l'émergence d'un mythe qui forgea la réputation posthume de Philippe le Bel, Clément V et Guillaume de Nogaret.
D'ailleurs, n'étaient-ils pas morts tous trois dans l'année qui avait suivi l'exécution de Jacques de Molay sur le bûcher ? De plus, les trois fils du roi ne moururent-ils pas en l'espace de douze années, sans laisser de descendance mâle, mettant fin à la lignée capétienne directe appelée à régner sur le trône français ?
Geoffroi de Paris, qui fut un témoin oculaire de cette exécution, ne transcrit-il pas dans sa Chronique métrique (1312-1316), les paroles du dernier maître de l'Ordre du Temple ? « Je vois ici mon jugement où mourir me convient librement ; Dieu sait qui a tort, qui a péché. Il va bientôt arriver malheur à ceux qui nous ont condamnés à tort : Dieu vengera notre mort. »
Proclamant jusqu’à la fin son innocence et celle de ses frères, Jacques de Molay s'en référait à la justice divine, et c'est devant le tribunal divin qu'il assignait ceux qui, sur Terre, l'avaient jugé.
La malédiction légendaire : « Vous serez tous maudits jusqu'à la treizième génération », inventée plus tard par les historiens ésotériques ne manquera pas d’inspirer Maurice Druon dans l’écriture de son roman : « Les Rois maudits » dont a été tirée la fameuse série télévisée.
Le long poème composé par Yves de Lessines a été rédigé en l'honneur de l'Ordre du Temple, dont l'un des noms était précisément « Legio Iesu Christi » : la Légion de Jésus-Christ (en abrégé LIX), dont les Templiers étaient les soldats, obligés par la règle à combattre l'ennemi jusqu'à la mort si nécessaire.
Son rôle militaire ressort d’une autre appellation de l’Ordre du Temple, « Hierosolymitani Templi Militia » : La Milice du Temple de Jérusalem (en abrégé : HTM).
En même temps, les Soldats du Christ prenaient un engagement solennel, comme les moines de l’Ordre Cistercien, dont ils étaient proches : ils promettaient la pauvreté, la chasteté et l’obéissance. Dès lors, ces moines-soldats étaient les Pauvres Compagnons du Christ et du Temple de Salomon : « Pauperes Commilitiones Xristi Templique Salomonis (en abrégé : PCXTS) ; ils constituaient la Sainte Armée du Temple : « Sacer Exercitus Templi» (en abrégé : SEXT) ou la Sainte Armée du Christ : « Sacer Exercitus Xristi» (en abrégé : SEX).
A partir du troisième quatrain de son poème, Yves de Lessines expose l’objet de son propos :
I.3
Quand la lictiere du tourbillon versée
Et seront faces de leurs manteaux couverts :
La république par gens nouveaux vexée,
Lors blancs & rouges jugeront à l'envers.
Les « blancs et rouge », ces sont les Templiers : ils se reconnaissaient à la croix de couleur rouge qu’ils portaient sur leur manteau blanc, qui recouvre désormais le visage de leur cadavre, après un mauvais jugement.
De la même manière, il parlera du lieu où ont été abrités leurs biens les plus précieux :
I.27
Dessous de chaine Guien du Ciel frape
Non loing de la est cache le tresor
Qui par long siecle avoit este grape
Trouve mourra l'œil creve du ressor
Le Ciel, lu à rebours, c'est la double abréviation "Le" et "Ci", pour "Legio Christi". La Légion du Christ, n'est-ce pas d'ailleurs le Ciel sur la terre, tout comme le Dieu trois fois Saint, chanté par les Chrétiens dans le "Te Deum", est aussi "Adonaï Sabaoth", c'est-à-dire le Dieu des Armées, dont il est question dans le Livre de l'Apocalypse (Chapitre 4, Verset 8), reprenant le Livre d'Isaïe (Chapitre 6, Verset 3) ? La terre n'est-elle pas remplie de Sa Gloire, tout comme est béni Celui qui vient en son nom, c'est-à-dire le Christ, dont parle l'Evangile selon Saint Mathieu (Chapitre 21, verset 9) ?
Aussi les moines chantaient-ils quotidiennement depuis les temps les plus anciens :
Sanctus, Sanctus, Sanctus Dóminus Deus Sábaoth.
Pleni sunt caeli et terra glória tua.
Hosánna in excélsis.
Benedíctus qui venit in nómine Dómini.
Hosánna in excélsis.
Dès lors, il n'y a rien que de très normal à ce que le long poème d'Yves de Lessines soit allégoriquement organisé de manière semblable à l'armée romaine, dont les légions étaient subdivisées en cohortes, manipules, centuries et décuries ?
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