De divers côtés, les Templiers avaient été avertis qu’un complot se tramait contre eux. Même la Curie romaine et la Reine de France leur passèrent des informations, disent les Centuries, en ajoutant que le Comte de Flandre, Robert de Béthune, sonna lui aussi l'alarme, à peine revenu d'une entrevue avec Philippe le Bel, qui s’était tenue à Tours le 26 mars 1307 et au cours de laquelle le roi l'avait sondé sur ce sujet. Pour bien apprécier les événements, il faut rappeler le ressentiment et la haine que Robert de Béthune éprouvait à l’égard de Philippe le Bel ; à la suite du Traité de Paix d’Athis, ce dernier s’était emparé de la partie méridionale du Comté de Flandre ; de plus, il faut rappeler l’emprisonnement de Robert de Béthune et de son père, Gui de Dampierre, qui ne furent libérés qu’après le désastre français lors de la Bataille de Courtrai, le 11 juillet 1302.
Ainsi, les Templiers avaient-ils été avertis par Bruges, disent les Centuries. C’est ainsi que le Visiteur de Flandres, Henri Plusquiel, fut très précisément alerté de la menace qui pesait sur l’Ordre du Temple, en raison des manœuvres diplomatiques et militaires de Philippe le Bel, qui ne souhaitait rien de moins que son anéantissement total et définitif.
Certes, le Roi de France avait tenté d’y faire rentrer son fils sans succès, mais son principal grief contre les Templiers était leur implication dans la révolte brugeoise, puis dans la défaite et le massacre de la moitié de son armée lors de la Bataille de Courtrai, dite « des Eperons d’Or», qui s’était déroulée le 11 juillet 1302, devant les murs de l’Abbaye de Groeninghe, où la sœur d’Yves de Lessines, Marie, était religieuse.
Dès le retour du Comte de Flandre, Henri Plusquiel se rendit dans la Maison du Temple de Paris, pour tenter de convaincre les autres dignitaires de prendre les dispositions nécessaires, mais il ne fut guère écouté, leur jugement étant enténébré par la vanité ; au contraire, ils se moquèrent de ses craintes, refusèrent de prendre des mesures de sauvegarde et chassèrent ignominieusement le Visiteur de Flandre. Selon les Centuries, on en serait venu aux mains, et ce dernier aurait dû menacer Jacques de Molay de son couteau sur la gorge pour pouvoir se dégager et quitter les lieux.
En revenant vers la Flandre, il était passé par le Monastère de Cambron, dont son frère, Jacques était l’abbé depuis 1293, sous le nom de Jacques de Montignies ; ce dernier avait sous la main un homme d’une grande compétence pour mener à bien le projet de sauvegarde que le Visiteur de Flandres voulait mener à bien, sans doute grâce à un signe de ralliement secret qui lui permettait de se faire obéir sans hésitation dans toutes les maisons de l'Ordre du Temple, en dehors de la hiérarchie officielle et contre son avis, sans se voir demander ni explication ni justification.
Cette opération secrète est évoquée dans le dernier vers du quatrain suivant :
Yeux clos ouverts d’antique fantasie
L’habit des seulz seront mis à neant,
Le grand monarque chastiera leur frenesie
Ravir des temples le tresor par deuant.
Cet élément établit formellement la réalité d’un mystère dans l’organisation de l’Ordre du Temple, reposant sur l’utilisation d’un signe connu de tous les Templiers, qui légitimait le pouvoir absolu de leur porteur en cas de crise majeure. Il avait donc été décidé que, dans un tel cas, on n’obéirait plus aux hommes, mais à un signe.
Les ordres scellés du sceau de sauvegarde sont transmis dans toute l'Europe. Ils commandent d'envoyer vers le Comté de Flandre le numéraire et les objets précieux. Personne ne regimba, à une petite exception près : la baylie de la basse vallée du Rhône « ne voulant obéir à l’ordre hespérique ». Sous le nom d’Hespérie se cache la Flandre, qui était de loin, à l’époque, la région la plus prospère d’Europe, de sorte que Philippe le Bel n’avait de cesse de vouloir accaparer ses richesses, en tentant de soumettre ses vassaux à une tutelle étroite. Quelle meilleure comparaison trouver que le Jardin des Hespérides, où les arbres portaient des pommes d’or ?
Il ne faut toutefois pas se méprendre sur le volume du trésor monétaire de l’Ordre du Temple : quelques litres, trois dizaines tout au plus ! En effet, la valeur d'une monnaie est son pouvoir d'achat : à l’époque médiévale, l’or est cher parce qu’il est rare ; il possède une force financière énorme : quelques grammes, deux pièces plus petites que l’ongle d’un doigt, suffisent pour acheter une maison ! Les objets du culte sont fondus en lingots sous forme de poissons, pour garder symboliquement à la matière son caractère chrétien. La plus grande part du trésor est constituée de reliques. Yves de Lessines dit textuellement : « les os ». Leur valeur pécuniaire était énorme, sinon inestimable ! Ainsi le coût de l’édification de la Sainte Chapelle de Paris, une gigantesque fortune, n’était rien à côté de la somme que Saint-Louis avait dû débourser pour acquérir le prétendu Saint Clou et la Sainte Épine, dont il était si fier !
Tout ce que les Templiers rassemblèrent fut enfermé dans vingt et un tonneaux convenablement graissés à l’extérieur pour les protéger de l’eau. On y ajouta les documents les plus importants à leurs yeux : l’original de la règle de l’ordre, écrite par le moine Mathieu sous la dictée de Saint Bernard, les décisions des chapitres pendant deux-cents ans et « des documents qui prouvent que le pape est une ordure », ainsi que l’indiquent les Centuries de manière peu subtile.
Ainsi contraints de mettre leurs biens les plus précieux à l'abri sous le bénéfice de l’urgence, au moins momentanément, les Templiers purent compter, grâce aux deux frères originaires de Montignies, sur l’ingéniosité d’Yves de Lessines.
Aussi fut-il décidé de rassembler ces biens et de cacher ce trésor dans un endroit où le Roi de France ne pourrait pas intervenir : les Terres des Débat, qui formaient la Seigneurie de Lessines et de Flobecq, dont le père d’Yves de Lessines avait été le châtelain pour le compte de son suzerain, Jean d’Audenarde, et, plus précisément dans le Village de Wodecq, où l’Abbaye de Cambron possédait une importante dépendance, la Ferme de Cambroncheau, avec une grange pour entreposer le produit de la dîme perçue dans la région et le résultat des récoltes obtenues sur ses propres terres.
En effet, depuis les révoltes des villes flamandes et la Bataille de Courtrai, Philippe le Bel savait qu’il n’était pas le bienvenu dans le pays.
En plein cœur des Terres de Débat, au sud du Village de Wodecq, la très grosse exploitation agricole de l’Abbaye de Cambron constituait la seule force un peu consistante qui ne prêtait guère à la contestation ; en vertu d’un privilège papal, les moines jouissaient d’une exception générale de juridiction laïque et religieuse ; l’Evêque de Cambrai n’avait même pas le droit d’excommunier un moine pour quelque raison que ce soit, et le Pape avait étendu cette immunité à tous ceux qui travaillaient pour l’abbaye, à ses fournisseurs et à ses clients. Grâce à cette situation, les Templiers bénéficiaient d’une opportunité idéale pour entreprendre leur extraordinaire projet de sauvegarde de leurs biens les plus précieux.
Plusieurs convois partent de diverses localités d’Allemagne et de France pour converger, par terre et par mer ; avant de se rendre jusqu’à Wodecq, certains se rassemblent à la Commanderie de Saint-Léger (Estaimpuis) ; d’autres passent par Ypres ou par l’Abbaye de Cambron ; le Village de Moustier (Frasnes-lez-Anvaing) constitue l’ultime escale de ce voyage.
L'opération est commencée dans les derniers jours du mois de mars ; tout est terminé à la fin du mois de septembre : « au mois contraire et proche de vendange », disent les Centuries. Quand Philippe le Bel lance son attaque, c’est trop tard !
Bref, il s’agissait d’abandonner tout ce qui n’était pas transportable et utile, pour constituer avec le reste un trésor de résurrection, à utiliser quand la tempête serait passée ; les dispositions prises visaient à préserver la puissance financière de l’Ordre du Temple jusqu’au prochain retournement de la conjoncture politique. Tel est le sens de la sauvegarde de leur trésor : les Templiers pensaient que s’ils réussissaient à conserver une partie de leur richesse, ils retrouveraient rapidement leur force et leur éclat. Aussi croyaient-ils pouvoir tenir en échec le génie politique de Philippe le Bel et de ses conseillers légistes, qui voulaient supprimer l’existence juridique de l’Ordre du Temple, qui perdrait d’un seul coup sa puissance.
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